Jean-Michel Servet, professeur d'études du développement à l'Institut de Hautes Etudes Internationales et du Développement (IHEID) à Genève est docteur en économie. Il a été directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en France (1995-1997) et à l'Institut de recherche pour le développement (2001-2003). Fondateur du programme de recherche sur la microfinance en Asie du Sud du French Institute of Pondicherry en Inde et membre du comité scientifique du réseau francophone Entrepreneuriat et microfinance. Jean-Michel Servet a publié de nombreux articles et ouvrages dont «Banquiers aux pieds nus, La micro finance, Paris, Odile Jacob, 2006», «Le grand renversement, de la crise au renouveau solidaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2010». Mais au-delà de ce travail d'analyse, J. M. Servet est avant tout un homme de terrain. Il a observé et décrypté le phénomène du microcrédit dés sa naissance, avant sa fulgurante croissance. Présenté comme un outil efficace d'éradication de la pauvreté, il a été « propulsé » par les gouvernements et les institutions internationales comme la Banque Mondiale ou le PNUD. Ce sont plus d'une centaine de millions, dont une majorité de femmes, qui sont devenus clients.
Au Maroc, le phénomène est sans précédent. Jean Michel Servet l'analyse dans une remarquable étude intitulée «L'inclusion financière au Maroc par la micro finance, une responsabilité sociale sous tension». Dans le chapitre» «Les arbres ne montent pas jusqu'au ciel», il rappelle la genèse du microcrédit : » Après un démarrage en 1999, le secteur présente une croissance beaucoup plus rapide que dans la plupart des autres pays, et des particularités qui tiennent non seulement à l'organisation politique et économique du pays, mais aussi au cadre juridique et institutionnel particulier qui, lui a été imposé, avant même sa forte expansion puis sa crise.
La loi relative au microcrédit (loi 18/97) a été votée. en 1999 alors que le microcrédit ne faisait que démarrer dans le pays. Elle y a structuré pendant plus d'une décennie les activités microfinancières. Elle a visé à renforcer le cadre juridique et réglementaire des actions des institutions. En février 2000, le ministère marocain des Finances a mis en œuvre ce texte qui permet d'attribuer une licence aux associations de microfinance. Ce cadre s'inscrit aussi dans la structuration politico institutionnelle spécifique du pays.
Une fois ce cadre défini, les autorités publiques ont laissé faire ce qui a pu apparaître à nombre d'acteurs et d'observateurs comme un espace de démocratie Celles-ci n'imaginaient pas un tel succès et la rapidité de l'expansion de la micro finance marocaine, ni ensuite, du fait même de cette expansion rapide du nombre des clients et du volume d'activités, une crise caractérisée par une forte montée des impayés à partir de 2007. Le microcrédit a connu au Maroc une croissance spectaculaire à deux chiffres entre 2004 et 2007, le situant parmi les pays plus dynamiques en ce domaine ; les institutions ont alors connu les honneurs de la communauté internationale. A partir de 2007, les premiers signes de la crise se sont fait sentir. Dans cet entretien, J. M. Servet analyse les raisons de cette crise dans une approche comparative avec ce qui s'est passé avec la crise d'Andhra Pradesh en Inde.
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LE MATIN: Dans votre rapport sur « L'inclusion financière au Maroc par la micro finance, une responsabilité sociale sous tension », vous rappelez le contexte de la crise de croissance qui a touché les institutions de la micro finance à partir de 2007. Un contexte dites-vous qui n'est pas propre au seul Maroc ?
JEAN MICHEL SERVET : Il serait erroné de penser que la montée de la proportion de prêts en souffrance subie par le secteur du microcrédit au Maroc à partir de 2007 est une situation unique. Dans d'autres pays, certaines institutions de micro finance ont connu, de façon plus ou moins brutale, ce type de défaillances provoquées par le surendettement des emprunteurs mais aussi par un effet de saturation de l'offre de crédit. C'est le cas notamment en 1999 de la Bolivie et du Bangladesh ; en 2008 et 2009, du Nicaragua, de la Bosnie-Herzégovine et du nord du Pakistan ; tout comme en 2006 et surtout à partir d'octobre 2010 l'Andhra Pradesh. Il est aussi possible d'évoquer les difficultés quasi permanentes depuis des années, mais de nature bien différente, d'une institution à caractère coopératif et mutualiste, la FECECAM au Bénin, pour ce qui serait de sa capacité effective de rembourser l'épargne accumulée par ses déposants.
Ces différentes crises de la micro finance doivent faire l'objet de comparaisons afin éventuellement de tirer, tant de leurs points communs que de leurs différences, certains enseignements scientifiques et opérationnels. Le cas marocain est ici rapproché de la seule crise indienne car, de toutes ces crises, celle d'Andhra Pradesh à l'automne 2010 est celle qui a connu le plus grand retentissement, bien au-delà de l'Inde et des spécialistes du microcrédit. Elle a donné lieu très rapidement à des interprétations multiples, y compris de chercheurs connaissant mal les institutions indiennes et la situation de l'Andhra Pradesh. La crise du microcrédit dans cet État indien est devenue l'objet de suggestions pertinentes ; elle a aussi été le prétexte à des analyses plus idéologiques que scientifiques, prises de position dogmatiques, pour ou contre certaines formes de microcrédit, voire contre ou pour tout apport de prêts à des populations supposées pauvres, ou à l'inverse pour ou contre toute régulation étatique du secteur. La crise du microcrédit en Andhra Pradesh a une portée très large et elle a d'une certaine façon atteint la crédibilité de l'ensemble du secteur à un niveau planétaire. Sont donc également présentés quelques-uns des éléments de mise en cause d'un des phares du microcrédit, la Grameen Bank du Bangladesh et son fondateur Muhammad Yunus.
La crise du microcrédit en Andhra Pradesh a fait l'objet d'une intense couverture médiatique dans le monde entier. Quelle en a été la genèse ?
En octobre 2010, les institutions de microcrédit en Andhra Pradesh ont paru prises de court par une révolte des clients de certaines d'entre elles. La presse indienne a mis en avant les suicides de surendettés. Un nombre grandissant d'emprunteurs ont refusé de céder aux pressions des agents de crédit et de rembourser leurs prêts. Ils ont obtenu le soutien d'un ancien premier ministre et principal leader d'opposition. Son soutien à une forme de délinquance peut paraître particulièrement choquant. Mais le récit des exactions commises par les agents de crédit à l'encontre des clients défaillants peut largement le légitimer.
La pression des autorités publiques soucieuses de faire cesser les pressions intolérables exercées par certains agents de crédit dont la presse locale apportait le témoignage, les tournées de remboursement ont été interrompues. Un mois plus tard, la principale institution de microcrédit en Inde, SKS (Swayam Krishi Sangam), a repris ses collectes. De 1 %, le taux de défaillance est monté à plus 80 %. Les précédentes crises du microcrédit étaient pour l'essentiel restées à l'état de débats, presque confidentiels entre spécialistes. A l'inverse, la crise qui a éclaté en Andhra Pradesh en octobre 2010 a immédiatement fait l'objet d'une très large médiatisation. Les informations, et prises de position autour de cette crise se sont poursuivies et multipliées depuis. La présentation publique au siège d'Al Amana le 14 décembre 2010 d'une étude d'impact menée sur cette organisation marocaine de microcrédit a donné lieu à des échanges de vue sur une crise qui s'est produite dans un État et pour des institutions aux caractéristiques très éloignées du Maroc. La portée de la crise indienne a donc largement dépassé les frontières de l'Inde. Son exceptionnelle résonance se situe bien au-delà du secteur financier, puisque la presse généraliste écrite et audiovisuelle dans différents pays y a, comme nous venons de le signaler, consacré de nombreux articles.
Au Maroc, un tiers des emprunteurs des institutions de micro finance actives dans un pays arabe habitent au Maroc où le secteur de la micro finance a connu un âge d'or. Comment expliquer la crise de ce secteur ?
C'était la première crise de croissance du secteur. Il est vrai que les institutions s'y étaient vues décerner plusieurs prix et que certaines d'entre elles caracolaient en tête des indicateurs de performances. Du fait de leur forte expansion, les principales institutions marocaines avaient connu les honneurs de la communauté internationale. En 2004, Al Amana recevait de la Grameen Foundation-USA, son Prix d'excellence ; en novembre 2005, parmi 47 pays candidats, le pays a obtenu le 1er prix international du microcrédit, distinction co-initiée par le Fonds d'équipement des Nations unies (FENU), organisme multilatéral géré par le Programme des Nations unies pour le Développement. En mai 2008, la Fondation Banque populaire pour le microcrédit a reçu le prix de la haute performance et le certificat de la transparence financière attribué par MIX (Microfinance Information Exchange) ; la même année, celui-ci avait classé Al Amana à la dixième place et Zakoura à la 21e, parmi les institutions de microfinance dans le monde selon un indicateur de leur rentabilité. La montée des impayés qui s'annonçait n'était pas alors perçue par les évaluateurs.
La crise en Andhra Pradesh s'est déroulée en deux étapes, 2006 et 2010. Mais la première crise n'a en quelque sorte servi à rien car, nous ne le répéterons jamais assez, les institutions à statut lucratif mises en cause n'en ont pas tiré des leçons.
À l'époque, certains représentants de la pensée économique dominante avaient déjà encouragé par leurs critiques des autorités publiques d'Andhra Pradesh la poursuite des pressions immodérées d'organisations à but lucratif sur leurs clients surendettés. Ces soutiens médiatisés apportés aux principales institutions en défaut, ainsi que les soutiens financiers qu'elles ont reçus, ont encouragé à ne pas penser les causes réelles de la précédente crise et à confondre ses causes (les violences des agents de crédit) et ses conséquences (l'intervention des autorités publiques).
Quelle analyse faites-vous de la crise de ce secteur au Maroc ?
La situation du microcrédit au Maroc apparaît, sur de nombreux points, radicalement différente de celle de l'Inde. Les autorités publiques et les institutions financières non seulement appuient jusqu'au sommet de l'État le développement du secteur, mais elles apportent un suivi beaucoup plus fort dans l'encadrement. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner de la réaction très rapide des autorités publiques à travers la fusion imposée entre la fondation Zakoura et la fondation Banque populaire pour le microcrédit. Les issues apparaissaient entre. laisser faire et espérer une restructuration de Zakoura par elle même, et d'autre part engager une liquidation de l'institution en lui retirant l'agrément qui lui permettait d'exercer des activités de microcrédit, ou imposer une fusion avec l'une ou l'autre des institutions existantes.
Selon une analyse du CGAP, l'adoption qui a été faite de la troisième solution a été une réaction trop rapide. Il est difficile de comprendre cette critique et ce diagnostic dans la mesure où il y avait un risque fort de détérioration rapide de l'ensemble du portefeuille de prêts. La montée des défaillances aurait pu se propager encore plus fortement à presque toutes les institutions marocaines de microcrédit et déséquilibrer profondément tout ce secteur. Si un certain nombre de clients constatent qu'il est possible de ne pas rembourser un crédit parce qu'une institution se trouve dans l'incapacité d'exercer les pressions nécessaires pour le remboursement, alors que ces mêmes clients ont la capacité de solliciter un prêt auprès d'une autre institution, il y a tout lieu de penser que le nombre de prêts en souffrance augmentent considérablement et rapidement pour l'ensemble des organisations. La fusion permettant le redressement de Zakoura a visé aussi à créer une institution couvrant un large spectre de clients, des plus pauvres (provenant de Zakoura) à de beaucoup plus aisés (de la Fondation Banque populaire).
Il s'agit comme vous l'avez souligné non pas d'une crise de croissance mais des crises de croissance. Quels sont les points de rapprochement ou les divergences que vous avez pu constater entre la micro finance en Inde et celle du Maroc ?
On observe dans le cas indien une grande diversité de modèles pour les uns à but lucratif pour les autres à but social alors qu'au Maroc il existe une contrainte légale à donner une forme unique, celle d'association ou de fondation, aux organisations de microcrédit. Mais bien que les formes institutionnelles aient été très différentes et que les modèles d'offre de service à la clientèle l'aient été aussi, il est permis de penser que les logiques de croissance ont transcendé ces différences institutionnelles et le contexte social et culturel.
Si on reprend quelques données sur cette croissance du nombre de clients des institutions de microcrédit en Inde, que l'on peut qualifier de vertigineuse, on constate que dans l'ensemble de ce vaste pays, entre 2005 et 2009, le nombre de clients s'est accru de 85, 98 %. Si l'on distingue les types d'institution : les programmes publics d'adossement bancaire ont augmenté le nombre de bénéficiaires de 26, 96 % entre 2008 et 2010 alors que le nombre de clients des institutions de micro finance (à but lucratif) s'est accru de 189 % dans le même temps. Au Maroc le microcrédit a lui aussi connu aussi une croissance spectaculaire à deux chiffres entre 2004 et 2007, le situant également parmi les pays les plus dynamiques en ce domaine. Le secteur de la micro finance marocaine affichait 308 000 prêts actifs en 2003 ; 460 000 en 2004 ; 631 000 en 2005 ; 1 million 45 000 en 2006 pour culminer à 1 354 000 en 2007. Remarquons ici qu'il s'agit d'un nombre de prêts et non de personnes ayant accès au microcrédit, puisque certains emprunteurs cumulaient plusieurs prêts. Toutefois, même en réduisant ce chiffre par exemple d'un quart pour estimer celui du nombre des personnes ayant accès à un ou plusieurs prêts grâce à ces institutions, leur capacité à étendre leurs activités paraît a priori considérable.
Où se situent les vraies responsabilités ?
La responsabilité dans cette course en avant ne se limite pas à celle des responsables des institutions de microcrédit à qui, en quelque sorte, incomberait essentiellement la faute d'avoir surendetté leurs clients et en amont celle de ceux qui avaient facilité le refinancement des institutions de microcrédit. Les incitations à croître provenaient tant du côté des agences de développement, des bailleurs de fonds publics, de fondations que d'investisseurs privés. La croissance du microcrédit au Maroc a en particulier été appuyée par une première dotation du Fonds Hassan II en 2000, qui devait être suivie d'une seconde. Comme le critère de répartition de la première tranche a été la taille du portefeuille de chaque institution, il s'en est suivi une course aux clients pour espérer recevoir une part plus importante lors de la deuxième tranche. Mais celle-ci n'a jamais eu lieu. Sans doute une attribution par appel d'offres sur projet aurait pu être plus pertinente pour éviter une course effrénée des institutions pour se devancer les unes les autres. Ceci aurait peut être permis d'échapper ensuite à la montée des impayés. Cette course a aussi été alimentée par des prêts bancaires nationaux et par des apports extérieurs. Il convient aussi dans la montée des impayés de bien distinguer, ce qui tient d'une part à un effet de saturation du marché et d'autre part de ce qui tient à un effet de surendettement des emprunteurs.
C'est là où il faut faire appel à la psychologie pour comprendre le comportement des acteurs ?
Dans le premier cas, les débiteurs auraient la capacité de remboursement, mais ils ne ressentent pas une ardente obligation de le faire, alors que dans le second cas rembourser est quasi impossible sans une décapitalisation et un appauvrissement. Les responsables des institutions affirment et croient généralement que la plupart des emprunteurs remboursent parce qu'ils sont satisfaits des produits financiers offerts et parce que ceux-ci sont parfaitement adaptés à leurs besoins. En fait, les emprunteurs savent que s'ils ne remboursent pas ils ne pourront pas plus tard avoir accès à nouveau à ces crédits. Or s'ils connaissent une diminution ou une stabilisation de leurs activités, celle-ci diminue leur besoin de financement. Ajoutons que s'ils sont informés des difficultés du pourvoyeur de crédit et s'ils pensent que celui-ci va diminuer ou cesser sa distribution de prêts, la pression pour le remboursement diminue aussi fortement. Dans le même temps, on constate chez d'autres emprunteurs une addiction au microcrédit. Or si leurs revenus diminuent et parce que les dépenses contraignantes représentent une proportion forte de leur budget, ces emprunteurs sont dans l'incapacité de rembourser, en raison du déséquilibre que le crédit a creusé entre leurs revenus et leur endettement (incluant capital et intérêts). La rapidité de la montée des impayés s'explique alors notamment par le fait que si ces clients des institutions de microcrédit sont convaincus du fait de la concurrence entre pourvoyeurs de prêts qu'ils peuvent emprunter auprès d'une autre institution non pas pour cumuler le volume emprunté afin de mener un projet de plus grande ampleur mais pour rembourser une institution par le prêt d'une autre. Ce remboursement grâce à des fonds empruntés leur assure la capacité d'obtenir ensuite un prêt d'un montant plus élevé qu'ils auront une difficulté d'autant plus grande à rembourser que leur montant sera plus élevé et que l'institution n'aura pas proposé de reporter l'échéancier du remboursement.
Comment les responsables politiques ont-ils géré la crise ?
La crise du microcrédit a été très mal gérée en Andhra Pradesh ouvrant le risque de crises à répétition d'institutions prolongeant leurs activités sans réforme profonde ou au contraire d'un assèchement partiel de l'offre par disparition d'une partie des pourvoyeurs de crédit craignant de perdre de l'argent ou une atteinte à leur réputation.
Paraissent inopportunes les critiques qui ont été largement formulées à l'encontre des interventions des autorités politiques par les institutions indiennes de microcrédit, soudain solidaires au-delà de leurs différences. Le gouvernement n'aurait pas eu besoin brutalement d'intervenir si des leçons essentielles avaient été tirées de la crise de 2006. Certes, il paraît choquant et irresponsable que des leaders politiques incitent au non remboursement des prêts. Mais l'on peut penser que les institutions de microcrédit se livrant à des harcèlements de clients hors de proportion (allant jusqu'à l'incitation à la prostitution de leurs filles) avaient perdu toute légitimité. Par comparaison, il n'y a pas besoin d'une longue argumentation pour affirmer que la montée des impayés a été rapidement et bien gérée au Maroc, du fait même de la structuration du secteur de la microfinance depuis ses premières phases de croissance. Tant au niveau de l'ensemble du secteur, qu'à celui de chacune des institutions elles-mêmes par une modification de leur politique de prêt et par leur recherche d'une meilleure information clients, même si toutes ne sont pas encore parvenues à le faire parmi les plus petites d'entre elles.
Les projets en cours de restructuration des institutions marocaines de microcrédit qui, sans doute, ne s'appliqueront pas avant 2012 peuvent considérablement changer le paysage de la microfinance dans le pays. Il existe un risque d'une homogénéisation entre deux types d'institutions sans parvenir à offrir au sein de chacun des deux types d'institutions une véritable diversification de l'offre de services financiers. . L'autre risque est que s'imposent progressivement aux filiales crédit ainsi créées par les grandes institutions de microfinance les logiques d'apporteurs privés de capitaux dans la recherche principale d'une lucrativité. Ils pèseraient alors de plus en plus sur les sociétés financières chargées de distribuer les crédits, seules les petites structures gardant des objectifs sociaux et de développement des territoires marginalisés. La pression des autorités publiques pour un développement harmonieux du secteur est capable de contrer ce risque pour autant qu'il soit bien perçu.
Peut-on conclure qu'il est préférable de mettre fin aux institutions de microcrédit ?
Ce serait se tromper lourdement. Le risque est élevé de voir jeter le bébé microcrédit avec l'eau du bain, si un diagnostic approfondi de ces crises et une typologie ne sont pas assez rapidement établis pour permettre qu'elles puissent être prévenues en étant mieux comprises notamment pour ce qui est de l'effet du surendettement et de l'effet de saturation. Elles doivent l'être par des autorités publiques, des bailleurs de fonds et plus généralement des médias dans la mesure où ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la construction d'une image positive auprès des autorités publiques. Le danger ici est que des institutions ayant pour rôle d'investir dans les institutions de microfinance aient pour principale, voire pour seule préoccupation de protéger les intérêts de leurs apporteurs de capitaux en restreignant leurs placements dans les pays jugés « à risque » sans établir de distinction entre les mérites et les défaillances relatifs des différentes institutions au sein d'un même pays. Mais pour comprendre la véritable utilité du microcrédit, il faut cesser de croire que son apport essentiel réside dans la réduction de la pauvreté par une dynamique des revenus. L'impact en ce domaine se révèle de plus en plus limité. Son utilité est autre. Alors qu'une large fraction de la population mondiale est (encore) exclue des services financiers, la contrainte à la financiarisation est devenue telle dans la vie quotidienne du plus grand nombre des humains que la disparition de nombreuses organisations utiles offrant ces services financiers serait sans doute un remède pire que le mal dénoncé. Serait anéanti le travail d'une, deux voire trois décennies par des dizaines de milliers de personnes ayant des compétences multiples à des échelons divers pour construire une finance inclusive, dans des conditions institutionnelles et culturelles souvent difficiles voire hostiles.
Quelles sont les conditions nécessaires à cette inclusion financière ? quels sont les prérequis ?
La première condition d'une contribution positive à l'inclusion financière est celle d'une diversification des modalités des prêts et des services offerts afin de mieux s'adapter aux besoins et aux capacités des populations. Cette première condition de développement par une diversification comporte un certain nombre de risques. Elle en implique donc une deuxième. La pérennité des institutions ne peut s'appuyer sur une recherche de gains très élevés et à court terme, ainsi que sur une instrumentalisation de populations réputées « pauvres » à travers une concurrence effrénée entre institutions pour accroître leur portefeuille de clients et de prêts. La solution se trouve nécessairement dans un partage des bénéfices communs entre les différentes parties prenantes sur le moyen terme et le long terme et une intervention publique pour réguler le secteur quand des négociations indépendantes ne peuvent pas aboutir à ce résultat. Une troisième condition, plus difficile à remplir sur le terrain, est une véritable implication des différentes parties prenantes et ceci à tous les niveaux possibles. Ainsi l'inclusion financière peut ne pas être réduite à l'état d'un simple outil économique. Les populations doivent constituer les acteurs essentiels du changement. Ceux-ci ne doivent pas leur être imposés par le haut via des leaders s'en faisant de façon opportuniste les vecteurs.
Des partenariats s'avèrent donc nécessaires. L'État, à ses divers niveaux, peut soutenir l'accompagnement du microcrédit et permettre l'implantation de services de microfinance dans des zones où les densités de population, les types d'activités et les niveaux de revenu font qu'ils peuvent difficilement être rentables sans imposer aux populations des niveaux d'intérêt difficilement compatibles avec les marges dégagées par leurs activités génératrices de revenus. Il est peu pertinent de fixer une limite à ces soutiens à la phase dite de « démarrage » d'une institution dans la mesure où lorsqu'elle étend ses activités à de nouvelles régions et à des nouvelles couches de populations, ou quand elles offrent de nouveaux services, ceci peut aussi être considéré comme un démarrage. Loin d'opposer le microcrédit aux interventions publiques, il convient de comprendre les nécessaires articulations de ces différents niveaux et logiques de lucrativité marchande, de redistribution publique et de solidarité pour parvenir à une inclusion financière répondant davantage et mieux aux besoins diversifiés du plus grand nombre.
Par Farida Moha | LE MATIN