La crise que traverse la microfinance en Andhra Pradesh (Inde) réveille les passions et trouble certains intérêts. Cette crise a pour origine une vague de suicides ce qui ne fait qu'augmenter le niveau émotionnel du dossier. Il est du devoir des chercheurs de prendre du recul, de regarder les faits et les remettre en perspective. Pour cette raison il est difficile pour nous, groupe de chercheurs qui travaillons sur les questions d'endettement et de sur-endettement en Inde depuis une dizaine d'années et suivons l'évolution de la microfinance dans cette région du monde à ne pas réagir à l'article "Aidez la microfinance, ne la tuez pas" publié dans Le Monde du 1er décembre sous la signature de neufs économistes d'universités américaines.
Cet article développe un argumentaire qui peut être interprété comme un plaidoyer tendant à défendre le "marché" de la microfinance contre les interventions de l'Etat d'Andhra Pradesh, Etat qui est soupçonné de favoriser son modèle de microfinance au détriment du modèle "privé". Cette présentation serait intéressante si elle ne s'appuyait pas sur un certain nombre de contre-vérités ou d'omissions. Ells sont difficilement acceptables pour des chercheurs.
Reprenons ces points : "un taux record de remboursement des IMF [Institutions de microfinance] reflétait la confiance construite depuis plusieurs années entre les emprunteurs et les IMF". Cela voudrait dire que les IMF ont la "confiance" des emprunteurs. Le taux de remboursement n'est pas le fait d'une "confiance", mais celui du "besoin de crédit" qu'ont les populations pour survivre. Toutes nos enquêtes montent que 90 % de la population est endettée et ne survit qu'en passant d'un crédit à l'autre. Les familles prennent du crédit auprès des IMF non parce qu'elles ont "confiance" mais parce qu'elles ne peuvent pas faire autrement. Elles remboursent à 100 % non par "confiance" mais parce qu'elles ont besoin de renouveler le crédit pour vivre. Très souvent elles prennent un crédit pour rembourser un autre. Les familles n'ont pas plus confiance dans les systèmes privés que dans les systèmes de crédit mis en place par l'Etat. Pour elles c'est une nécessité. Les mesures prises par l'Etat pour contrôler les excès des IMF ne vont pas changer le "niveau de confiance".
"Les pauvres, comme c'était le cas avant la microfinance, devront se tourner vers les prêteurs informels dont les taux d'intérêt sont au minimum deux fois plus élevés que ceux des IMF. […] Les taux d'intérêt pratiqués par les IMF en Inde sont parmi les plus bas du monde (environ 24 % par an)." Un des reproches fait par les autorités locales et confirmé par nos recherches et celles de diverses commissions d'enquêtes montrent que si les taux affichés par les IMF sont proches de 2 % par mois (24 % sur l'année), ils sont en réalité plus proche de 3 à 5 % par mois (36 à 60 %) si l'ont y ajoute les frais d'entrée, les frais de dossiers et d'assurance. Nos recherches établissent que les taux des prêteurs privés (le terme d'usurier est péjoratif et ne correspond pas à la réalité) sont extrêmement variables. Les taux les plus fréquents sont autour de 3 à 5 % par mois (donc moins du double des IMF), mais comme ces prêteurs acceptent des reports de paiement le taux effectif est très proche de celui des IMF actuellement sur la sellette.
LUCRATIVITÉ
"Des rumeurs ont couru sur des suicides liés à des dettes d'IMF." Ce ne sont pas des "rumeurs" mais des suicides bien réels. Ensuite une telle formulation n'est pas exacte. Ces suicides sont avant tout liés au harcèlement des agents des IMF pour obliger les familles à rembourser. Ce que met en cause le gouvernement d'Andhra Pradesh n'est pas la microfinance du secteur privé mais ce sont les pratiques d'IMF "commerciales" qui cherchent à tout prix à maximiser leur profit, quitte à mettre une pression "inhumaine" au remboursement. Qu'il y ait récupération politique ne peut être nié mais ceci ne peut justifier la défense d'une microfinance soumise à une logique de lucrativité.
La défense de la microfinance à laquelle nous souscrivons dans ses principes ne doit pas devenir "idéologique et partisane" car elle conduit à prendre des libertés avec la réalité, et à couvrir des pratiques inacceptables au détriment des plus démunis… et des plus surendettés.
Les pistes à proposer passeraient plutôt par la formation et l'accompagnement des plus fragiles pour qu'ils maîtrisent leur endettement. Ceci n'était-il pas la vocation première du microcrédit ? Or cette vocation a été largement oubliée au profit d'une microfinance soumise à des intérêts privés. La solution n'est ni dans l'exclusion des "moins rentables", ni par une répression des "fraudeurs" par des "centrales de risque". Celles-ci ne pourront que se révéler largement inefficaces dans le contexte indien de forte présence de prêteurs privés informels.
LEMONDE.FR | 13.12.10 | 10h51